Boris Cyrulnik : « Ce qui peut aider un jeune à trouver sa voie, c’est son pouvoir de rêve »

Ne pas se précipiter, rêver, voyager…

LE MONDE | • Mis à jour le | Propos recueillis par Laure Belot

Pour préparer ses événements O21/s’Orienter au XXIe siècle qui se sont déroulés de janvier à mars et destinés aux lycéens et étudiants, Le Monde a interrogé des entrepreneurs et penseurs du monde entier sur leur parcours, leur vision de l’avenir, et les enseignements à en tirer pour aider les jeunes à trouver leur voie. Parmi eux, le psychiatre Boris Cyrulnik, auteur notamment d’Un merveilleux malheur (1999) et d’Ivres Paradis, bonheurs ­héroïques (2016), tous deux parus chez Odile Jacob.

Nombre de jeunes se sentent sous pression pour trouver leur voie. Comment les aider ?

Le problème est que l’on fait sprinter nos jeunes, et ces jeunes, en sprintant, se cassent souvent la figure. Après le bac, ils s’orientent trop vite, alors qu’ils ne sont pas encore motivés. Ils s’inscrivent dans n’importe quelle fac, et la moitié d’entre eux vont échouer. Ils vont alors être humiliés, malheureux, à l’âge où l’on apprend neurologiquement et psychologiquement à travailler. Le risque est, alors, qu’ils se désengagent, surtout les garçons, qui décrochent plus que les filles.

Or, ce qui peut aider un jeune à prendre sa voie, c’est son pouvoir de rêve. Il faut ensuite se réveiller, bien sûr. Le rêve mène au réveil. Mais si un jeune arrive à rêver et à se mettre au travail, il pourra prendre une direction de vie.

Que préconisez-vous ?

L’espérance de vie a follement augmenté. Une petite fille qui arrive au monde aujourd’hui a de forte chance d’être centenaire. Alors si, après son bac, elle perd un an ou deux, qu’est-ce que ça peut faire ? Ces deux années-là, justement, certains pays, en Europe du Nord par exemple, ont décidé d’en faire une période sabbatique. Ils ont institué un rite de passage moderne. Les jeunes partent à l’étranger, ils ne sont pas abandonnés mais autonomes. Quand ils reviennent, ils ont appris une langue, ont eu des expériences et ont réfléchi à leur choix de vie. Ils s’inscrivent alors dans des cursus et apprennent un métier. Il y a très peu d’échecs, alors qu’il y en a énormément pour ceux qui se précipitent vers les universités.

Cette approche existait d’ailleurs en France pour les garçons : au XIXe siècle, ceux-ci partaient faire le tour de la France, les plus ­petits en groupe de deux ou trois, avec un ­bâton et un baluchon à l’épaule, pour aller chercher des stages.

Seuls 44 % des diplômés de grandes ­écoles veulent travailler dans une grande entreprise. Pourquoi ce rejet ?

A l’époque où le travail apportait la certitude, on acceptait l’ennui, la contrainte, on acceptait même la soumission à une hiérarchie. Il fallait avoir un travail, quel que soit le travail. Toutes les sociétés se sont construites dans la violence : violence des frontières, des guerres… Dans un contexte chaotique, l’entreprise a pu être le lieu de la sécurité et du sens, c’était la direction de vie que l’on prenait. Un lieu où l’on était étayé par les autres, par les lois, ce qui était une véritable évolution par rapport au système protecteur de l’aristocratie ou des mines, par exemple.

Quand une rue est dangereuse, une personne va se sentir bien chez elle, mais quand la rue est une fête, cette même personne va s’y ennuyer. Le même raisonnement s’applique à l’entreprise. Quand la société est dangereuse, je suis bien dans l’entreprise. Quand j’ai milité pour faire que la société soit moins dangereuse, j’ai envie de tenter mon aventure personnelle ailleurs.

Aujourd’hui, alors que la personnalité des jeunes s’épanouit – pour les garçons et encore plus pour les filles avec cette révolution culturelle ­féminine stupéfiante en deux générations –, l’entreprise devient une contrainte. Ces jeunes n’acceptent plus la soumission, la répression qu’impose la vie dans ces organisations.

Certains jeunes hésitent entre un chemin balisé et un autre, plus « fun » mais plus ­risqué. Faut-il forcément choisir ?

Je pense qu’on n’a pas le choix entre le plaisir de vivre et l’austérité d’apprendre, les deux sont associés. Un jeune qui se précipite dans le plaisir va payer ensuite le prix de cette satisfaction immédiate.

Il faut être capable de moments d’austérité, de moments où l’on retarde le plaisir de façon à pouvoir acquérir des connaissances pas toujours très amusantes. L’équilibre à trouver est comme le flux et le reflux : c’est l’alternance entre les deux qui donne le plaisir et la solidité de vivre.

Quant à la notion de prise de risque, elle varie avec l’âge : si elle constitue un danger aussi bien pour les enfants, avant l’adolescence, que plus tard, quand on arrive à un âge avancé, entre ces deux moments de la vie, c’est l’absence de prise de risque qui est un danger. Car comment, autrement, donner un sens à son existence ?

Pas simple pour les jeunes de faire des choix si, comme on l’annonce, 65 % des métiers de demain n’existent pas encore…

C’est vrai, on ne sait pas ce qui nous attend. Dans ma génération, nous n’avions pas beaucoup de choix. Les conditions matérielles étaient très difficiles, mais les conditions psychologiques étaient, elles, beaucoup plus simples. Moi, je savais que, si je travaillais, je deviendrais un homme libre. Donc, si j’étudiais, si ­j’apprenais, j’aurais la totale sécurité. On ne peut plus dire ça aujourd’hui.

Quand j’étais gamin, le message était clair : « Fais comme papa. » Maintenant, excepté les enfants d’enseignants, les jeunes n’exercent plus le même métier que leur père. Ils n’ont plus cette étoile du berger qui était pour nous à la fois une orientation et une contrainte. Soit elle nous convenait, et c’était magnifique. Soit elle nous déplaisait et, dans ce cas-là, on pouvait toujours se dire que c’était « la faute de papa ».

Désormais, les jeunes ont toutes les libertés. C’est angoissant, car ils deviennent coauteurs de leur destin. Cela les oblige à faire preuve de créativité. Il y a là une véritable révolution ­culturelle !

Et vous, comment avez-vous eu le déclic pour devenir psychiatre ?

J’ai été très tôt atteint d’une délicieuse maladie : la rage de comprendre. Cela s’explique par mon histoire et mon appartenance à la génération d’avant-guerre. Je suis né en 1937. Ma ­famille a disparu à Auschwitz. J’ai moi-même été arrêté quand j’avais 6 ans et demi, et j’ai réussi à m’évader. Cela m’a amené très jeune à me demander comment il était possible que toute une partie de la population veuille en assassiner une autre. Cela me paraissait fou, ­incompréhensible. Je ne pouvais me sentir bien que si je cherchais à comprendre.

Il n’y a donc pas eu un déclic, mais mille pressions, mille déclics qui m’ont gouverné depuis mon enfance. Le désir de comprendre, de rencontrer, m’a orienté vers la médecine et la psychologie. J’ai été gouverné un petit peu comme quand on est jeté dans un torrent. On met la main, on baisse la tête, on coule, on ressort.

Pourquoi accepter de témoigner, ­dans le cadre d’O21, pour aider les jeunes à trouver leur voie ?

L’évolution se fait toujours par catastrophe, qu’il s’agisse de la société ou de la biologie : les catastrophes obligent à réorganiser le vivant pour reprendre un autre type d’évolution. C’est la définition de la résilience. Après la guerre de 1940, il a fallu tout recommencer, tout reconstruire. Aujourd’hui, notre société connaît à nouveau une période de chaos, même s’il ne s’agit pas d’une guerre classique.

J’ai débuté ma vie en subissant un langage ­totalitaire, et jamais je n’aurais pu penser que j’arriverais au dernier chapitre de mon existence en en voyant réapparaître un autre. Nous n’avons pas le choix : nous devons inventer une nouvelle société, une nouvelle manière de vivre ensemble. Et ce sont les jeunes qui vont inventer, avec nous, cette nouvelle société. Ce sont eux qui vont entrer dans l’arène en commençant une carrière professionnelle.